Gothique
et psychanalyse. Au début des années 40, le cinéma
hollywoodien produit une abondance de films mettant en scène la naissance du soupçon
criminel dans un couple et introduisant dans le mariage une bonne dose de psychanalyse.
Parmi ces films, citons Rebecca (1940, A. Hitchcock), Soupçons (1941, A. Hitchcock)[1], La Proie du Mort (1941, W. S. Van Dyke), Hantise (1944, G. Cukor), Angoisse (1944, J. Tourneur), Lame de Fond (1946, V. Minnelli), Le Secret derrière la Porte (1948, F. Lang), Les Amants du Capricorne (1949, A. Hitchcock)… [2] Ces
films renouent avec un imaginaire de l’étrange et de la persécution issus de la
littérature gothique britannique.[3]
Au même moment, le cinéma américain semble apprécier
l’atmosphère victorienne et, en l’espace de quelques années, sortent ainsi de
nombreux films se déroulant dans le Londres brumeux de la fin du XIXe
siècle : Docteur Jekyll et Mister
Hyde (1941, V. Fleming), Hantise
(1944), Hangover Square (1944, J.
Brahm), The Lodger (1944, J. Brahm), Le Portrait de Dorian Gray (1945, A. Lewin)… Angoisse
apparait à ce titre comme une variante puisque le film de Tourneur se situe
dans le New York du début du XXe siècle[4], un
changement de lieu et non pas d’époque, qui n’a que peu d’incidences,
comme nous allons le voir, sur la syntaxe et la sémantique du film.
Maris
manipulateurs et femmes victimes. Vus à quelques semaines
d’intervalle par le hasard des programmations de l’Action Christine[5], Hantise et Angoisse[6] présentent
de trop nombreux points communs pour être analysés séparément. Les deux films,
sortis en 1944, à quelques mois l’un de l’autre[7], marquent
la rencontre entre l’amour américain du gothique à l’anglaise et l’intérêt pour
les drames criminels et psychologisants centrés sur un couple. Hantise et Angoisse prennent tous deux pour cœur un mari manipulateur qui
tente de faire croire à la folie de sa femme et entend contrôler toute son
existence.[8]
Dans Gaslight,
Nick Bedereaux suggère ainsi au fil du film que sa femme Allida a des tendances
kleptomanes et souffre d’absence de mémoire. Dans Experiment Perilous, Gregory Anton sous-entend que sa femme Paula
est atteinte de démence. Dans les deux films, un homme, sain, amoureux et somme
toute effacé, l’inspecteur joué par Joseph Cotten (Gaslight) ou le médecin campé par George Brent (Experiment Perilous), va délivrer la
femme de l’emprise maléfique de son mari qui la réduit au statut de victime.
Le
motif gothique de la maison hantée revisité. Comme dans bien
des films gothiques, c’est une maison imposante, hantée par les souvenirs du
passé, qui vient symboliser le pouvoir du mari sur son épouse, au point de
devenir un protagoniste à part entière du drame.[9] Un
étage entier de la demeure, le grenier, a été condamné et incarne
spécifiquement les enjeux du drame : c’est là que sont entreposés les
souvenirs de la cantatrice assassinée dans Gaslight ;
c’est là que vit le fils caché dans Experiment
Perilous.
Pour ces films à gros budget, les décorateurs de la MGM (pour Gaslight) et de la RKO
(pour Experiment Perilous) privilégient
la surcharge : les pièces sont encombrées d’étoffes épaisses, de meubles
en bois et de bibelots de toute sorte. Cette abondance contribue à renforcer le
sentiment d’étouffement qui assaille les personnages.[10] Dans
les films, l’héroïne, cloitrée chez elle, doit littéralement sortir de cette
maison pour conserver sa santé mentale ; l’enquêteur, lui, doit pénétrer
dans la demeure pour comprendre le mystère. A la fin de Gaslight, Cotten ouvrira donc les fenêtres de la maison. Dans Experiment Perilous, comme dans Rebecca ou Le Secret derrière la
Porte, la maison sera détruite : le couple nouveau
qui en sortira peut alors vivre heureux, loin de la ville, dans une modeste
ferme.
La
contamination européenne. Hantise
et Angoisse, sortis alors que la seconde
guerre mondiale battait son plein, entretiennent un rapport pour le moins
étrange à l’Europe. Si l’on considère que, comme souvent dans le cinéma
hollywoodien, l’Angleterre « vaut » par extension pour l’Amérique,
par opposition au reste de l’Europe, il apparait que les films montrent en
effet des étrangers qui viennent tourmenter des femmes innocentes et content donc
une intrusion de l’Europe dans la normalité de la psyché américaine (ou
britannique). Certains ont pu voir dans les films de Cukor, et surtout de Tourneur, une manifestation
inconsciente ou consciente d’un certain état d’esprit américain[11]. En
tout cas, les films reflètent une appréhension très floue et assez habituelle
de l’Europe par les Américains.
Dans Gaslight,
le français Charles Boyer incarne ainsi un pianiste praguois installé en
Italie ; dans Experiment Perilous,
Nick Bedereaux, campé par le hongrois Paul Lukas[12], a
un nom français et un accent très Mittel-Europa. L’Europe, c’est donc un
continent corrompu dans lequel les films ne semblent pas vouloir faire le
détail des nationalités. A l’opposé, les femmes ne sont pas présentées comme
des étrangères alors même qu’elles ne sont de toute évidence pas pour autant
anglo-saxonnes : dans Gaslight la
nationalité de Paula n’est jamais révélée mais elle a les traits de la suédoise
Ingrid Bergman ; Allida dans Experiment
Perilous est beau sensée venir du Vermont, elle est jouée par l’autrichienne
Hedy Lamarr et a un prénom aux consonances italiennes. Cette entreprise
malaisée de naturalisation des vedettes contribue à donner une crédibilité à
cette thèse de la malfaisance européenne : un épisode en Europe (en Italie
dans Gaslight, en France dans le
flashback de Experiment Perilous)
voit les héroïnes tomber sous le charme d’un dangereux européen alors que c’est
un personnage indiscutablement bon et profondément américain qui les sauvera.
Au-delà de ces aspects, les films partagent un certain
nombre de motifs que nous ne ferons ici que suggérer. On retrouve, par exemple :
la séquence de la rencontre dans un train avec une vieille fille bavarde (Mrs
Twaithe, la voisine, dans Gaslight ;
la sœur Devereaux dans Experiment
Perilous) ; l’insistance sur la relation entre la folie et l’art (la
protectrice de Paula était une diva ; les Devereaux vivent entourés d’artistes)
et le rôle joué par un portrait dans le film[13]
(celui de la protectrice de Paula détient la solution du mystère, celui
d’Allida suscite la passion des hommes pour le modèle) ; le jeu sur les
traumatismes enfantins (Paula est marquée par l’assassinat de sa tante, Nick
par le suicide de son père)…
Cukor
vs Tourneur. « Pur
exercice de style » selon Coursodon et Tavernier[14], Gaslight prouve qu’un cinéaste du talent
de Cukor pouvait tirer de ces composantes gothiques et psychanalytiques un
thriller captivant. Sans jamais ennuyer, le réalisateur refuse toute action
(même la lutte entre Cotten et Boyer est gardée hors champ) se concentre sur son
duo de personnages. Créant une atmosphère brumeuse, pluvieuse et nocturne qui
rappelle les films sur Jack l’Eventreur ou
Docteur Jekyll et Mister Hyde, mettant
en scène une Angleterre divisée entre maitres et domestiques (la bonne est ici
jouée par Angela Lansbury, débutante), le film bénéficie de décors
impressionnants qui trahissent les espoirs que la MGM mettait dans le film,
nommé à l’oscar du meilleur film.
Prêtée, comme Joseph Cotten, par Selznick, Ingrid
Bergman livre une performance de tout premier ordre : on ne sait bientôt plus
si elle est folle ou non, si son mari a réussi dans son entreprise ou s’il a
échoué. La comédienne remporta pour le rôle de Paula l’oscar de la meilleure
actrice et capte l’attention du spectateur. Si Cotten s’avère enfermé dans un
rôle médiocre, Charles Boyer, à la limite du caricatural, impressionne par son
calme et sa détermination. Notons que la pièce de Patrick Hamilton[15] avait
été adaptée une première fois au Royaume-Uni en 1940 par Thorold Dickinson.
Face à Gaslight,
Experiment Perilous parait très
imparfait. Jacques Tourneur fait partie de ces cinéastes portés aux nues par la
cinéphilie, au point que, dans les années 60, Coursodon et Tavernier en
venaient même à considérer que ce metteur en scène avait été érigé en
« nouvelle idole d’une secte de
fanatiques » [16]. La
médiocrité assez indiscutable d’Angoisse
a suscité l’embarras et l’intérêt des « tourneuriens » de part et
d’autre de l’Atlantique[17]. Ils
se sont donc essayés à une analyse précise du film et de ses motifs, tentant de
faire de leurs faiblesses les signes de sa réussite et concluant parfois à la
nécessité d’une réévaluation d’Angoisse.[18]
Produit et écrit par Warren Duff, ancien scénariste de la Warner (Emeutes, Les Anges aux Figures sales, A
Chaque Aube, je meurs, Terreur à
l’Ouest, Invisible Stripes) et
futur collaborateur de Tourneur (il devait produire La Griffe du Passé), Angoisse souffre toutefois d’incohérences majeures : comment
expliquer le comportement de Nick ? Par un seul désir de puissance ? Par
un traumatisme enfantin ? Il manque au personnage un vrai mobile, comparable
aux bijoux de Gaslight, McGuffin
idiot mais efficace. Par ailleurs, qu’est-ce que Nick entend faire de sa
femme ? Qu’insinue-t-il à son propos ? Ce n’est jamais bien clair. Enfin,
on ne comprend pas non plus ce qu’il se trame avec la sœur de Devereaux, si
elle a été assassinée et pourquoi. En somme, Tourneur refuse le confort logique
de la mécanique psychanalytique, ce qui ne satisfait guère le spectateur.
Bien sûr, le film se prête à une lecture sexuelle qui
plait aux amoureux de Tourneur. Comme dans La Féline,
il manifeste une terreur masculine à l’égard de la sexualité féminine, sauf
que, à la différence de La Féline, la peur de
l’homme est ici une psychose sans fondement. Le personnage du psychologue, lui,
réapparait dans Rendez-vous avec la Peur (1967), sous les
traits d’un autre acteur effacé, Dana Andrews. Mais les élucubrations
auteuristes ne peuvent sauver un film au scénario bancal et à la mise en scène
empesée. Tourneur ne trouve aucune aide dans ses comédiens: George Brent est
peu attirant, Hedy Lammar peu causante et Paul Lukas ne convainc pas. Seul
Albert Dekker, dans le rôle d’un sculpteur à l’existence bohème, se
distingue dans cette distribution maladroite qui fait d’Angoisse un Tourneur qui tourne mal.
04.03.12
[1] Ainsi que dans une certaine mesure Notorious (1946), film d’espionnage, où
Ingrid Bergman est rendue malade et prisonnière par son mari Claude Rains. Un
autre film d’Hitchcock est assez proche du schéma développé par Hantise et Angoisse : dans Sueurs
froides (1958), Gavin Elster entend faire passer sa femme pour folle.
[2] Sont parfois également cités Dragonwyck (1946, J. L. Mankiewicz), La Dame de Shanghai (1948, O. Welles) et Caught (1949, M. Ophuls). A ce
corpus s’ajoute également un grand nombre de films proposant des figures de
protecteurs incestueux comme Laura
(1944, O. Preminger) ou Gilda (1946, C. Vidor).
[3]
Pour une définition du gothique dans la littérature britannique, voir Maurice
Levy, Le roman gothique anglais
(Albin Michel, 1995) et Annie Lebrun, Les
Châteaux de la Subversion
(Gallimard, 1982).
[4] Il semble que le fait de situer
l’action en 1903 soit un choix des auteurs. Le roman se passait à l’époque
contemporaine (cf. Fujiwara, p. 112).
[5]
Le film de Tourneur était diffusé dans le cadre du programmation sponsorisée
par la chaine TCM et dédiée à la
RKO, compagnie hollywoodienne, à la production
particulièrement singulière et méconnue. Sur ce sujet, voir le dossier consacré
à la RKO dans Positif, n°598, datant de 2010.
[6] Noter la parenté des titres
français, qui renvoient à deux états d’esprit plus qu’à des pathologies
précises.
[7] Gaslight
sort en mai 1944, Experiment Perilous
en décembre 1944.
[8] Dans Experiment Perilous, Nick Bedereaux, véritable « metteur en
scène » de sa femme, va jusqu’à dessiner ses robes.
[9] Marc Vernet, dans son article
« La Mise
en scène de l’homme-araignée » (Jacques
Tourneur, 1996, Caméra/Stylo), élargit le propos et rappelle combien la
demeure patricienne devient synonyme de la sclérose pathologique d’un milieu,
comme suggéré, par exemple, au début du Grand
Sommeil (1946, H. Hawks), avec l’hôtel particulier des Sternwood. Mildred Pierce (1945, M. Curtiz) met aussi
en scène cette difficulté d’ouvrir au monde une maison de famille, celle de Monty.
[10] Dans Angoisse, la musique, omniprésente, envahissante, couvre les
dialogues et contribue à cette impression d’asphyxie.
[11] Deux « tourneuriens »,
Chris Fujiwara (The Cinema of Nightfall,
McFarland, 1998) et Marc Vernet (op. cit.), ont défendu cette thèse à propos de
Angoisse.
[12] L’acteur venait de remporter
l’oscar du meilleur acteur pour Watch on
the Rhine (1943) de Herman Shumlin et venait de partager l’affiche de Uncertain Glory (1944) de Raoul Walsh
avec Errol Flynn
[13] Ce rôle a été abondamment étudié et
se retrouve dans nombre de films de l’époque, de La Femme au Portrait au Portrait de Dorian Gray en passant par Laura ou Le Portrait de
Jennie. Hitchcock lui-même fera un usage très similaire du portrait dans Sueurs froides où le portrait de
Carlotta, exposé dans un musée, devient le symbole de la beauté maladive de
Madeleine.
[14] Cinquante
Ans de Cinéma américain, Omnibus, 1995
[15]
Patrick Hamilton est l’auteur qui inspira Hangover
Square (1941) et La Corde (1948).
[16] Cité par Jacques Lourcelles dans
son introduction à l’ouvrage collectif Jacques
Tourneur, une esthétique du trouble, Corlet, 2006.
[17] Citons notamment Marc Vernet et
Chris Fujiwara, dans les textes cités en note 7.
[18] C’est le cas de Chris Fujiwara, qui
va jusqu’à affirmer que le film figure parmi les meilleurs de Tourneur.
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